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Élections et handicapées

Par Ezra Karmel *

Introduction

Depuis la ratification de la Convention des Nations Unies relative aux droits des personnes handicapées (CRPD) en 2008, le gouvernement jordanien a réalisé de véritables progrès en matière de protection des droits des personnes handicapées à participer à la vie politique en Jordanie. Les plus importantes réussites à cet égard ont été obtenues après la création de la Commission électorale indépendante en 2012. Lors des élections législatives de 2013, et surtout lors des élections municipales ultérieures, les personnes handicapées ont pu bénéficier de conditions considérablement meilleures que celles des élections précédentes. Toutefois, malgré les progrès réalisés, de principaux obstacles subsistent toujours. C’est la raison pour laquelle davantage de mesures doivent être prises pour 1) rendre les bureaux de vote plus accessibles, 2) améliorer le transport des personnes à mobilité réduite et 3) sensibiliser davantage le public afin que toute personne ayant un handicap physique sache qu’elle a le droit de voter et connaisse les mesures d’adaptation spéciales mises en place pour le lui permettre. Pour ce qui est des personnes ayant une déficience intellectuelle, il reste encore beaucoup de travail à faire afin qu’elles puissent s’impliquer dans le processus électoral. Bien que les personnes ayant un handicap physique soient autorisées par la loi à voter en Jordanie, et que ce n’est qu’en raison du manque d’accessibilité ou de sensibilisation qu’elles n’exercent pas leur droit de vote, la législation jordanienne refuse toujours d’accorder ce droit aux personnes ayant une déficience intellectuelle.

Les engagements juridiques de la Jordanie pour assurer le droit de vote aux personnes handicapées

La Jordanie s’est engagée à protéger les droits politiques des personnes handicapées par le biais de sa législation nationale et la ratification de ses conventions internationales. Le plus important des engagements internationaux de la Jordanie à cet égard est la CRPD, que le Royaume a ratifiée sans aucune réserve.

La Convention des Nations Unies relative aux droits des personnes handicapées (CRPD), adoptée le 13 décembre 2006, entrée en vigueur le 3 mai 2008 [1]

L’article 29 de CRPD énonce les mesures que les États Parties doivent prendre pour protéger les droits politiques des personnes handicapées :

Les États parties doivent garantir des droits politiques aux personnes handicapées et la possibilité de les exercer au même titre que tout autre individu. Ils doivent également s’engager à :

a.       S’assurer que les personnes handicapées puissent participer efficacement et pleinement à la vie politique et à la vie publique au même titre que tout autre individu, que ce soit directement ou par l’intermédiaire de représentants librement choisis, notamment qu’elles aient le droit et la possibilité de voter et d’être élues. Pour ce faire, les États Parties doivent entre autres :

    1. Veiller à ce que les procédures de vote, les installations et les matériaux soient appropriés, accessibles, faciles à comprendre et à utiliser;
    2. Protéger le droit qu’ont les personnes handicapées de voter à bulletin secret aux élections et aux référendums publics, et ce sans intimidation ; de se présenter aux élections et d’exercer efficacement un mandat ainsi que toutes les fonctions publiques à tous les niveaux de l’État, et facilitent, s’il y a lieu, le recours aux technologies d’assistance et aux nouvelles technologies;
    3. Garantir la libre expression de la volonté des personnes handicapées en tant qu’électeurs et à cette fin, le cas échéant et, à leur demande, les autoriser à être accompagnées par une personne de leur choix pour voter;
  1. Promouvoir activement un environnement dans lequel les personnes handicapées peuvent participer efficacement et pleinement à la conduite des affaires publiques, sans discrimination et au même titre que tout autre individu, et  à encourager leur participation aux affaires publiques, y compris:
    1. Leur participation aux organisations non gouvernementales et aux associations qui s’intéressent à la vie publique et politique du pays ainsi que leur participation aux activités et à l’administration des partis politiques;
    2. La création d’organisations représentant les personnes handicapées à l’échelle internationale, nationale, régionale et municipale et leur adhésion à ces organisations.

Pour se conformer à l’exigence de la CRPD d’intégrer ces mesures dans sa législation nationale, la Jordanie a nommé en 2006 un comité spécial dirigé par S.A.R. le Prince Raad Bin Zeid pour revoir la loi actuelle datant de 1993 relative aux personnes handicapées.[2] L’année suivante, en 2007, la Jordanie a adopté une loi sur les droits des personnes handicapées (n°31), laquelle énonce clairement l’engagement du pays à garantir le droit de vote aux personnes handicapées :

Loi relative aux droits des personnes handicapées (Loi n°31 de 2007) [3]

Article 4 (G)

1 : Le droit des personnes handicapées de se porter candidats aux élections, de voter dans différentes régions et d’avoir recours à des installations accessibles et appropriées qui doivent leur permettre de voter par bulletin secret.

2 : Le droit des personnes handicapées d’avoir accès à un environnement adéquat pour participer efficacement à toute affaire publique, et ce sans discrimination, y compris le droit de participer à des organisations non gouvernementales et à des organismes liés à la vie publique et politique.

Au cours de la même année où la Jordanie a adopté la Loi relative aux personnes handicapées, S.M. le roi Abdullah II a également amélioré la Stratégie nationale pour les personnes handicapées conçue pour être appliquée en deux phrases : 2007-2009 et 2010-2015. La Stratégie, qui est plus globale, mais moins détaillée que la Loi relative aux personnes handicapées, vise à acquérir un plus grand respect des droits des personnes handicapées et à favoriser leur intégration dans la vie sociale, économique et publique. La Stratégie nationale pour les personnes handicapées est moins explicite au sujet du droit de vote que la Loi relative aux personnes handicapées, mais elle comprend, parmi l’un de ces cinq principaux points, « la poursuite de l’intégration des personnes handicapées dans différents domaines de la vie (éducatif, professionnel, social, culturel et politique). »[4]

Pour assurer le droit de vote aux personnes handicapées, il ne suffit pas d’adopter des lois et des stratégies axées spécifiquement sur les personnes handicapées. Il faut plutôt changer toutes les lois d’un pays afin de refléter le même engagement envers leurs droits. En plus d’adopter des lois à cet égard, le Higher Council for the Affairs of Persons with Disabilities (HCD) de la Jordanie a déployé des efforts considérables afin de s’assurer que les cadres juridiques prennent en compte les personnes handicapées. Plus particulièrement, la Loi électorale nationale de la Jordanie a subi des réformes afin de permettre aux personnes handicapées de participer :

Loi électorale pour la Chambre des Députés, loi 25 de 2012 [5]

Article 41

Les procédures disposées à l’article 39 de cette loi qui énonce les procédures de vote seront suivies pour permettre aux personnes handicapées d’exercer leur droit de vote par l’intermédiaire de leur accompagnateur, et ce en prenant en considération toutes les procédures spéciales prévues à cet effet par les règlements administratifs.

Alors que la Loi sur les élections de la Chambre des députés est vague en ce qui concerne les personnes handicapées, les instructions administratives de la Commission électorale indépendante (CEI) sont beaucoup plus détaillées. Le règlement d’application n°10 de l’année 2012 est le plus saillant de tous:

Règlement d’application de la CEI 10 de 2012 (Règlements d’applications en lien avec le vote et le dépouillement) [6]

Procédures pour les personnes handicapées

Article 8

A.    La priorité quant au vote sera accordée aux électeurs handicapés.

B.     Les personnes handicapées exerceront leur droit de vote par eux-mêmes, s’ils sont en mesure de le faire, selon les mêmes étapes et procédures disposées dans l’Article 7 de ces règlements.

C.     Les électeurs handicapés qui ne peuvent voter seuls pourront le faire par l’intermédiaire d’un accompagnateur de leur choix. Selon les dispositions disposées dans l’Article 7 de ces règlements, l’accompagnateur doit avoir 18 ans ou plus le jour du scrutin et tenir compte des procédures suivantes :

1 : Le comité du scrutin et du dépouillement doit vérifier l’identité de l’accompagnateur en examinant sa pièce d’identité et en vérifiant qu’il n’y a pas d’encre sur le plus petit doigt de sa main gauche. L’accompagnateur doit également inscrire son nom à une liste spéciale destinée à cet effet.

2 : Les deux bulletins de vote doivent être émis à l’électeur même ou à son accompagnateur si l’électeur ne peut les prendre.

3 : La personne handicapée et son accompagnateur doivent savoir que ce dernier doit écrire le nom du candidat sur le bulletin de vote de la circonscription locale et inscrire le nom, le numéro et le code de la liste pour laquelle l’électeur veut voter.

4 : L’accompagnateur doit inscrire le nom du candidat sélectionné par l’électeur sur le bulletin de vote de la circonscription locale et doit indiquer le nom, le numéro et le code de la liste choisie par l’électeur sur le bulletin de vote de la circonscription générale.

5 :L’accompagnateur doit plier chacun des deux bulletins de vote séparément et doit se diriger, avec l’électeur handicapé, vers les deux urnes pour insérer chaque bulletin de vote dans l’urne qui lui est allouée.

6 : L’électeur et l’accompagnateur doivent ensuite se diriger vers le comité du scrutin et du dépouillement, où un membre doit tremper l’index de la main gauche de l’électeur dans l’encre spéciale. L’accompagnateur trempera le petit doigt de sa main gauche dans la même encre.

D.    Si une personne handicapée se présente au bureau de vote sans accompagnateur, le président du comité du scrutin et du dépouillement doit l’aider, de façon confidentielle, dans l’isoloir en inscrivant le nom du candidat pour lequel elle désire voter sur le bulletin de vote de la circonscription et en marquant la liste pour laquelle elle désire voter sur le bulletin de vote de la circonscription générale. Le nom du président du comité du scrutin et du dépouillement doit être inscrit dans un journal spécial spécifiant le nom de l’individu qui a aidé l’électeur à voter.

 

Les élections nationales de 2013 : Un pas dans la bonne direction

Bien que la nouvelle CEI n’ait pas eu beaucoup de temps pour se préparer en vue des élections législatives de 2013, elle a travaillé ardemment pour veiller à ce que les personnes handicapées soient plus à même d’exercer leur droit de vote qu’elles ne l’étaient lors des dernières élections. Le jour du scrutin, la CEI a donné la priorité aux personnes handicapées dans les bureaux de vote et a réuni de jeunes bénévoles dans tous les bureaux des régions rurales pour les aider. Le personnel, en plus d’être formé pour répondre aux besoins des personnes handicapées, suivait les Règlements d’applications à la lettre, ce qui a donc permis aux électeurs handicapés d’avoir un accompagnateur pour les aider à voter. Ces mesures se sont avérées particulièrement importantes pour les personnes ayant une déficience visuelle puisque les bulletins de vote en braille ne sont pas encore disponibles en Jordanie. La CEI a également collé des affiches et distribué des dépliants dans les bureaux de vote qui expliquaient les procédures de vote de façon simple et imagée. Des photos de personnes handicapées ont également été ajoutées à certains de ses dépliants et de ses affiches. Pour ce qui est des bulletins de vote, des photos des candidats, pour les sièges régionaux, et la liste des logos, pour les sièges nationaux, ont été ajoutées pour aider les électeurs analphabètes et ceux ayant une déficience auditive, en raison du taux élevé d’analphabétisme parmi ces derniers.

Grâce à ces mesures, les personnes handicapées ont pu bénéficier d’un processus électoral plus inclusif que jamais. Mais surtout, les cas de votes exprimés oralement, auparavant pratique courante, ont presque été éliminés lors des élections de 2013.[7]   À la suite du succès de ces nouveaux mécanismes de vote, les organisations pour personnes handicapées et les observateurs électoraux indépendants ont noté très peu de transgressions dans le processus électoral.  Cependant, les organisations pour les personnes handicapées et les observateurs ont tous mis en lumière trois lacunes dans le processus électoral : 1) un nombre insuffisant de campagnes de sensibilisation adressées aux personnes handicapées, 2) un manque d’accessibilité des bureaux de vote, 3) un manque en transport accessible pour se rendre aux bureaux de vote et pour en revenir. 

Trop peu de campagnes de sensibilisation destinées aux personnes handicapées

Avant les élections, la CEI a créé des publicités télévisées et des films sur les procédures électorales et les droits de vote, y compris l’interprétation du langage des signes.[8] Elle a également produit des vidéos sur mesure pour les personnes handicapées, lesquelles expliquent les mesures d’adaptation disponibles afin de les aider à exercer leur droit de vote. De plus, La CEI a rendu son site Web accessible aux personnes ayant une déficience visuelle. Cependant, malgré cette campagne, les observateurs électoraux indépendants et les organisations œuvrant pour les personnes handicapées ont noté que le manque de sensibilisation parmi les personnes handicapées représentait tout de même un obstacle majeur à leur participation au processus électoral. [9] Effectivement, lors d’un groupe de discussion mené auprès des personnes handicapées, la plupart des participants ont indiqué ne pas avoir voté. Un certain nombre de participants ont déclaré qu’ils n’avaient pas exercé leur droit de vote, car ils ignoraient leur droit ou le fait qu’il était nécessaire de se procurer une carte d’information de l’électeur avant le jour du scrutin.[10] En outre, certains participants ont dit ne pas avoir voté parce qu’ils n’avaient pas reçu suffisamment d’information sur le déroulement du processus électoral et sur les positions des candidats. [11]

Des observateurs électoraux indépendants ont indiqué que même si un grand nombre des campagnes de sensibilisation de la CEI étaient traduites en langage des signes et présentaient des vidéos sur les mesures pour les personnes handicapées, le manque de compréhension était particulièrement élevé chez les personnes ayant une déficience auditive.[12] En effet, les observateurs électoraux ont noté que de nombreuses personnes ayant une déficience auditive ne comprenaient pas le processus électoral. Par exemple, certaines d’entre elles n’étaient pas au courant du nombre de votes qu’on leur accordait ou de la différence entre les sièges régionaux et nationaux. De plus, bien que ces personnes aient pu être accompagnées, beaucoup d’entre elles se sont présentées seules, et ce peut-être parce qu’elles n’étaient pas conscientes qu’elles avaient droit à un accompagnateur. De plus, la plupart des bureaux de vote ne disposaient pas d’un membre du personnel pouvant communiquer en langage des signes. En fait, des interprètes de langage des signes n’étaient disponibles que dans 36 bureaux de vote, ne  représentant que neuf des 12 gouvernorats de la Jordanie.[13]  

En tenant compte des lacunes des campagnes de sensibilisation lors des élections générales et en consacrant plus de temps à la sensibilisation, la CEI a lancé une campagne beaucoup plus efficace pour les élections municipales ultérieures de 2013. Les observateurs électoraux indépendants ont noté que cette campagne de sensibilisation lancée aux dernières élections municipales et qui a eu lieu à Irbid, était extrêmement complète et très inclusive. Ainsi, les électeurs handicapés étaient beaucoup mieux informés de leurs droits de vote et des procédures électorales.     

L’inaccessibilité des bureaux de vote

Les groupes d’observateurs ont également souligné le manque d’accessibilité physique de la plupart des bureaux de vote. Il s’agit d’un facteur crucial puisqu’il n’existe aucune autre façon de voter en Jordanie.

Bien que les directives d’application indiquent que les personnes handicapées devraient avoir la priorité de vote, la loi jordanienne n’exige pas l’accessibilité des bureaux de vote pour les personnes handicapées. Heureusement, la CEI a tout de même accordé la priorité à l’amélioration de leur accessibilité.[14] En dépit de cette priorisation, la CEI n’a pas pu apporter des améliorations significatives à l’accessibilité des bureaux de vote pour les élections de 2013, car elle n’avait pas suffisamment de temps pour procéder à une évaluation complète avant l’élection.[15]

En raison de ce délai, la CEI a dû utiliser les bureaux de vote choisi par le ministère de l’Intérieur lors des dernières élections. Très peu de ces bureaux étaient accessibles : des 1484 bureaux utilisés lors des élections de 2013, seulement 226 se sont révélés être accessibles.[16] Par conséquent, la CEI a tenté de diffuser de l’information concernant l’emplacement de ces bureaux de vote afin que les personnes handicapées s’y inscrivent. [17] D’ailleurs, après les élections, lorsque la CEI disposait de suffisamment de temps pour procéder à une évaluation des bureaux de vote, elle a signalé qu’un grand nombre des 226 bureaux soi-disant accessibles étaient loin de l’être. En effet, 99 des 226 bureaux n’avaient que des escaliers à l’entrée et aucune rampe d’accès. De plus, des 749 salles situées au-dessus du niveau du sol des bureaux de vote,  seulement 279 étaient accessibles aux personnes à mobilité réduite.[18]

Selon Samar Tarawneh, chef du Service des procédures et de la formation de la CEI, la capacité de la CEI de fournir efficacement des bureaux accessibles a également été restreinte par un manque d’information sur le nombre de personnes handicapées, sur leur cas et sur leur emplacement géographique dans le Royaume.[19] Ces limitations résultent donc du manque d’information générale sur les personnes handicapées en Jordanie. Non seulement y a-t-il un manque de données sur les électeurs handicapés, mais il n’existe aucune statistique précise sur le nombre de personnes handicapées dans le Royaume ou sur leur emplacement. Lors du dernier recensement jordanien mené en 2004, le Service des statistiques (Dos) a calculé que sur une population totale de 5 103 639 personnes, il y avait 62 986 personnes handicapées en Jordanie.[20] Ainsi, ce recensement indique qu’en 2004, les personnes handicapées ne représentaient que 1,23 pour cent de la population de la Jordanie. En collaboration avec le Dos, le HCD a récemment effectué des tests sur place à Amman et à Zarqa, lesquels ont montré que les personnes handicapées dans ces régions représentent 13.12 pour cent de la population, un nombre qui reflète les calculs à l’échelle nationale de nombreuses organisations internationales.[21] Les méthodes employées pendant les tests sur le terrain, lesquelles sont dérivées de la méthodologie du Washington Group on Disability Statistics, seront employées par le Dos afin de déterminer le nombre de personnes handicapées en Jordanie lorsqu’il mènera des sondages pour son recensement en novembre 2015. La mise en œuvre de ces techniques plus globales devrait produire des statistiques plus exactes et, ainsi, aider la CEI à joindre les personnes handicapées lors des prochaines élections.  

Afin d’inclure davantage les personnes handicapées, la CEI a produit un nouveau manuel qui sera distribué dans tous les bureaux de vote en vue des prochaines élections. De plus, la CEI évaluera et classera les bureaux de vote en attribuant à chacun une cote alphabétique déterminant leur niveau d’accessibilité. Nidal Bukhari, chef du Service de la planification et de la coordination avec les services extérieurs de la CEI, note que les bureaux les mieux cotés ne seront pas nombreux et représenteront principalement des bureaux situés dans des écoles récemment construites par l’Agence américaine pour le développement international.[22] Bukhari indique que bien que ces écoles ne soient pas encore parfaitement accessibles, elles constituent les édifices les plus accessibles dans de nombreuses collectivités.

Pour les prochaines élections législatives, qui auront probablement lieu en 2017, la CEI compte mettre en œuvre une campagne de sensibilisation très exhaustive afin que les personnes handicapées puissent bénéficier des évaluations faites sur l’accessibilité. Cette campagne gagnera en importance de façon radicale si le projet de loi, récemment proposé, est adopté. Ce projet de loi élimine la carte d’électeur, ce qui permettrait aux Jordaniens sur la liste des électeurs de simplement apporter une preuve d’identité aux bureaux de vote le jour du scrutin. D’un côté, ce changement pourrait s’avérer très positif puisque les personnes handicapées ne pouvaient pas voter, car elles ignoraient qu’elles devaient aller chercher une carte d’électeur à l’avance. D’un autre côté, cela signifie aussi que l’information sur les bureaux accessibles ne pourrait plus être fournie aux personnes handicapées lorsqu’elles se procurent leur carte d’électeur et, par conséquent, cette information devra probablement être diffusée uniquement au moyen de campagnes de sensibilisation. La CEI a affirmé que si ce projet de loi est adopté, des discussions seront entamées pour déterminer la façon de gérer ce problème.[23]

Accessibilité insuffisante pour aller aux bureaux de vote et en revenir

Les personnes à mobilité réduite étaient non seulement limitées par l’inaccessibilité des bureaux de vote, mais également par l’absence d’options en matière de transport accessible. En effet, comme le système de transport en commun jordanien n’est  pas accessible, ces restrictions de transport ont empêché de nombreuses personnes handicapées d’obtenir leur carte d’électeur et de voter. En l’absence d’options de transport en commun, les candidats aux élections et les partis politiques comblent cette lacune en fournissant le transport aux électeurs à travers le pays. Malgré cette option, la majorité des personnes handicapées dans le groupe de discussion organisé pour le présent document ont déclaré qu’elles ignoraient cette option ou qu’elles n’avaient obtenu aucune information sur les candidats offrant de tels services. D’autres participants ont souligné qu’ils préféreraient ne pas avoir à dépendre des candidats pour se rendre aux urnes. Afin de remédier à ce problème, une poignée d’ONG a tenté de fournir le transport accessible aux personnes handicapées pendant les élections de 2013. De même, certaines organisations pour les personnes handicapées ont directement offert de l’argent aux personnes handicapées afin qu’elles puissent prendre des taxis pour se rendre aux bureaux de vote.[24] Alors que la CEI reconnaît que le transport est un problème de taille, le chef du Service de planification et de coordination avec les services extérieurs a indiqué que la CEI ne peut faire autrement que de travailler pour localiser les bureaux de vote les plus près des itinéraires de transports en commun.[25]

Personnes ayant une déficience intellectuelle  

L’engagement que la Jordanie a démontré en tentant de protéger le droit de vote des personnes ayant un handicap physique n’a pas été pris envers les personnes ayant une déficience intellectuelle. Malgré les obstacles que les personnes ayant un handicap physique continuent de rencontrer en essayant d’exercer leur droit de voter, la législation jordanienne protège leur liberté d’exercer ce droit et, visiblement, la CEI travaille pour protéger cette liberté. Quant aux personnes ayant une déficience intellectuelle, elles sont de par la loi privées d’exercer leur droit de vote en Jordanie. Dans la Loi électorale de 2012, l’article 3 (D) souligne les motifs selon lesquels les Jordaniens peuvent être « privés de leur droit de vote. »[26] Cet article comprend « toute personne atteinte de folie ou de démence ou qui a été séquestrée pour toute autre raison. » On retrouve également cette exclusion des personnes « cinglées » dans l’article 3 (C) du nouveau projet de loi électorale, proposé en août 2015 par le gouvernement, et dans l’article 15 (B) de la loi actuelle sur les municipalités.[27] 

La loi ne définit pas clairement le fait d’être « fou ou dément » et la CEI ne dispose d’aucun moyen pour catégoriser les citoyens qui devraient se voir refuser le droit de vote. Pourtant, ces termes sont néanmoins employés et les personnes ayant une déficience intellectuelle peuvent être retirées de la liste électorale. Ce n’est ni le ministère de l’Intérieur ni la CEI qui retire les noms de la liste : tout citoyen jordanien peut signaler une personne dont le nom figure sur la liste électorale comme étant mentalement inapte à voter.[28] D’ailleurs, le processus de signalement peut se produire à deux moments : 1) lorsque le Service des questions personnelles, qui dresse d’abord la liste électorale, la publie ou 2) lorsqu’elle est envoyée à la CEI, laquelle la publie à son tour avant la tenue des élections. Une fois la personne signalée, le cas est transmis à un tribunal islamique de la Jordanie, qui décide ensuite si le citoyen est apte à participer au processus électoral.[29]

Ces lois et ses procédures contreviennent de façon flagrante à la Convention relative aux droits des personnes handicapées (CDPH). Dans son préambule, la CDPH définit les personnes handicapées comme « celles ayant des incapacités physiques, mentales, intellectuelles ou sensorielles permanentes et pour qui la présence de divers obstacles peut empêcher une pleine et efficace participation à la société au même titre que tout autre individu. »[30]  Ainsi, les dispositions décrites dans la CDPH pour protéger la liberté des personnes handicapées d’exercer leur droit de vote s’appliquent à toutes les personnes handicapées et non à une catégorie en particulier. En outre, le Comité des droits des personnes handicapées (Comité de la CDPH), l’organisme qui surveille l’application de la Convention, a déclaré que les États doivent abroger les lois empêchant les personnes handicapées de voter fondées sur une déficience mentale réelle ou perçue. Tout manquement à cette obligatoire constitue de la discrimination à l’égard des personnes handicapées.[31]   

L’exclusion ambiguë des personnes atteintes de folie ou de démence prive non seulement certains Jordaniens de leur droit de vote, mais décourage également toute personne ayant une déficience intellectuelle de voter. Comme rien n’est fait pour encourager ces dernières de voter, nombreuses sont celles qui ignorent le fait qu’elles possèdent le droit de vote. Par conséquent, les gens empêchent souvent les membres handicapés de leur famille d’aller voter. L’absence d’une prise de conscience renforce la stigmatisation sociale généralisée qui entoure ces personnes dans la société jordanienne, en particulier dans les régions rurales du Royaume, et aggrave leur exclusion de toutes les formes d’engagement social.

Conclusion

Depuis la ratification de la CDPH et surtout depuis la création de la CEI, la Jordanie a réalisé des progrès considérables en vue de protéger les droits des personnes handicapées de participer aux processus électoraux du Royaume. Bon nombre des obstacles à la participation qui persistent résultent de lacunes plus graves dans la mise en œuvre de la CDPH en Jordanie. L’inaccessibilité des bâtiments et des transports en commun n’affecte pas seulement les possibilités des personnes handicapées  de participer aux élections, elle restreint fortement leur engagement dans tous les aspects de la vie sociale, économique et politique.

La persistance de la stigmatisation sociale entourant les déficiences va de pair avec la question d’accessibilité.  Bien que la discrimination envers les personnes ayant un handicap physique a lentement diminué au cours des dernières années en Jordanie, les personnes ayant une déficience intellectuelle, elles, sont toujours ostracisées. La négation de leur droit de vote et la croyance répandue que cette exclusion est acceptable témoignent de cet ostracisme. Ainsi, pour atteindre un processus électoral plus inclusif en Jordanie, il faudra non seulement modifier le système juridique afin de mieux protéger les droits et libertés des personnes handicapées, et de garantir l'accessibilité, mais aussi transformer la perception de la société à l’égard des personnes handicapées et de leurs droits.

 

Ezra Karmel est le directeur de la recherche au Identity Center for Human Development, une ONG basée en Jordanie qui se concentre sur le développement politique dans la région MENA (Moyen-Orient – Afrique du Nord). Ces recherches sont axées sur la réforme électorale, la décentralisation, les mouvements sociaux et les droits des personnes handicapées. Au cours des trois dernières années qu’il a passées en Jordanie, il a travaillé à surveiller les élections dans le Royaume et a mené des projets visant à développer la capacité des jeunes à effectuer des recherches et à participer à la société civile. Originaire du Canada, Ezra est titulaire d’une maîtrise en Histoire de l’Université de Victoria. 

 

 



[1] Assemblée générale des Nations Unies, 24 janvier 2007, Convention relative aux droits des personnes handicapées, Article. (1).http://www.un.org/disabilities/documents/convention/convoptprot-e.pdf

[2] Commission économique et sociale pour l’Asie occidentale des Nations Unies (CESAO), 2009, « Mapping Inequity: Persons with Physical Disabilities in Jordan ». http://www.escwa.un.org/divisions/div_editor/Download.asp?table_name=divisions_other&field_name=ID&FileID=1194

[3] Royaume hachémite de Jordanie, Law No 31 for the Year 2007, Law on the Rights of Persons with Disabilities.

[4] Royaume hachémite de Jordanie, 6 février 2007, National Disability Strategy, Amman. http://www.mindbank.info/item/551

[5] Le Royaume hachémite de Jordanie., Law No 25 for the Year 2012, Election Law to the House of Representatives.  http://aceproject.org/ero-en/regions/mideast/JO/jordan-election-law-no-25-of-2012/view 

[6] Commission électorale indépendante, Royaume hachémite de Jordanie, Executive Instructions No 10 for the Year 2012, Executive Instructions Related to Polling and Counting. http://entikhabat.jo/Documents/EI10EFINAL.pdf  

[7] Entretien avec Mohammed Hussainy, Responsable d’Integrity Coalition for Election Observation, 16 septembre 2015, Amman.

 

[8] CEI, Program of Technical Accreditation for Election Staff.

[9] Entretien avec Asia Yaghi, Directrice d’I Am a Human Society for Rights of Persons with Disabilities, 17 août 2015, Amman; entretien avec Zuhair Sharafa, Président d’Equality Party (accent sur les droits des personnes handicapées), 20 septembre 2015, Amman.

[10] Groupe de discussion mené et animé par I Am a Human Society for Rights of Persons with Disabilities, 6 septembre, 2015, Amman.

[11] La CEI a affirmé qu’un autre facteur important qui a fait en sorte que les personnes handicapées ne votaient pas était le peu d’intérêt que suscitait le vote chez ces personnes. Voir le « Program of Technical Accreditation for Election Staff » de la CEI. Ce manque de priorité accordé aux élections se reflétait dans le groupe de discussion puisque de nombreux participants ont déclaré qu’ils ne croyaient pas que le fait de voter améliorerait leur situation ou leurs droits.

[12] Entretien avec Ali al Batran. 10 septembre 2015 National Coordinator of Integrity Coalition for Election Observation, Amman.

[13] Commission électorale indépendante (CEI). 2013. « Program of Technical Accreditation for Election Staff: Introduction to Elections Management ».

[14] Democracy Reporting International. Mars 2013. « Assessment of the Electoral Framework, the Hashemite Kingdom of Jordan, Final Report ».

[15] CEI, « Program of Technical Accreditation for Election Staff ».

[16] Cette lacune reflète un manque global d’obligation juridique d’assurer l’accessibilité environnementale des bâtiments en Jordanie. En fait, l’Article 4 (E) de la loi sur les personnes handicapées n’exige d’apporter des changements pour assurer l’accessibilité que « dans la mesure du possible. » Il en résulte un manque généralisé de bâtiments publics accessibles, en particulier d’écoles, où est située la majorité des bureaux de vote. Voir Ezra Karmel et al. Avril 2015. « Securing Inclusive Education Opportunities for Persons with Disabilities: Cost Effective Steps for Addressing Gaps Between Legislation and Implementation » Identity Center, Amman, Jordanie.  

[17] Bien que le Service des questions personnelles du ministère de l’Intérieur ait dû fournir de l’information sur les bureaux de vote accessibles aux personnes handicapées et ensuite les inscrire à ces bureaux, les personnes handicapées qui se sont informées auprès de ce Service ont affirmé que ces renseignements n’étaient pas disponibles. De nombreuses personnes handicapées du groupe de discussion ont affirmé qu’elles ont dû informer le service sur les bureaux de vote qui étaient accessibles. Dans d’autres cas, le ministère a tout simplement inscrit des personnes handicapées à des bureaux auxquels elles ne pouvaient pas accéder.

[18] CEI, « Program of Technical Accreditation for Election Staff. »

[19] Entretien avec Samar Tarawneh, chef du Service de procédures et de formation de la CEI, 15 septembre 2015. Amman.

 

[20] Service des statistiques (DOS) de la Jordanie. 2004. « Population and Housing Census. » http://www.dos.gov.jo/dos_home_e/main/

 

[21] Voir Karmel, « Securing Inclusive Education Opportunities for Persons with Disabilities ».

[22] Entretien avec Nidal Bukhari, Chef du Service de planification et de la coordination avec les services extérieurs de la CEI. 15 septembre 2015 Amman.

[23] Entretien avec Samar Tarawneh, Chef du Service de procédures et de formation de la CEI. 15 septembre 2015 Amman.

[24] Entretien avec Asia Yaghi, Directrice de I Am a Human Society for Rights of Persons with Disabilities. 17 août 2015 Amman.

[25] Entretien avec Nidal Bukhari, chef du Service de planification et de coordination avec les services extérieurs de la CEI. 15 septembre 2015. Amman.

[26] Royaume hachémite de Jordanie, Law No 25 for the Year 2012, Article 3(D).

[27] Royaume hachémite de Jordanie, Law No. 13 for the Year 2011, Municipalities Law, article 15 (B). http://www.lob.gov.jo/AR/Pages/AdvancedSearch.aspx 

[28] Entretien avec Nidal Bukhari, chef du Service de planification et de coordination avec les services extérieurs de la CEI. 15 septembre 2015 Amman.

[29] Lettre officielle de Riad al Shk’ah, Président de la Commission électorale indépendante, 25 août 2015, to Identity Center.

[30] Assemblée générale des Nations Unies. 24 janvier 2007. Convention relative aux droits des personnes handicapées, préambule.

[31] Communication N° 4/2011, Comité de 2013 de la CDPH des NU: paragr. 9.4-9.6 cités dans « The Domestic Incorporation of Human Rights Law and the United Nations Convention on the Rights of Persons with Disabilities » par Janet E. Lord et Michael Ashley Stein, College of William & Mary Law School, Faculty Publicationshttp://scholarship.law.wm.edu/facpubs/665/